LES CHENES DU REVE |
EXTRAIT
6. Blanche idylle
Pris dans les tourbillons du baccalauréat puis par les vacances et la
rentrée, Hervé et Béatrice ne se virent pas beaucoup les mois qui suivirent.
Sa Majesté le Chêne, en ces derniers
jours d'automne, était trahie par un nombre de plus en plus grand de sujets.
Rouges ou verts, comme s'ils éprouvaient quelque honte ou une quelconque peur à
quitter celui qui les avaient protégés, nourris, logés pendant de longs mois,
feuilles et glands s'en allaient furtivement.
La saison mélancolique semblait encore
régner en maître quand, sur les instances de la bise, les dernières feuilles
restées fidèles avaient cédé, non sans regrets, la place aux flocons de neige.
Glacé jusqu'aux os, le chêne paraissait
grelotter de tous ses membres.
-
Un temps à ne pas mettre un arbre dehors, murmura Hervé, le nez collé à la
vitre.
Il n'était guère sorti ces derniers
jours si ce n'était pour faire les quelques courses indispensables. Il était
d'autre part submergé de contrôles : Hervé, jeune étudiant en lettres,
découvrait la vie universitaire.
Un bonnet tricolore sur la tête, une
écharpe de laine autour du cou, des moufles en cuir, des bottes de jardinier,
le voilà prêt à affronter les deux alliés de cet hiver précoce, le vent et la
neige.
Engourdi, le jour se levait comme à
regret.
-
Bonjour, Madame Crouzet ! dit-il en pénétrant prudemment dans la cour verglacée
de la ferme.
La paysanne cessa de passer son lait,
leva la tête et répondit par un petit nuage de vapeur.
-
Bonjour !
-
Les oeufs d'hier étaient excellents, reprit-il.
-
J'en ai de tout frais de ce matin, si votre mère en désire de nouveau.
-
Je ne pense pas, merci.
Hervé s'approcha d'un des piliers en
pierre qui soutenaient le poulailler et décrocha la berthe encore toute tiède.
Il s'aperçut que la plupart des autres récipients étaient encore vides et qu'il
manquait celui de Béatrice. Il retraversa lentement la cour.
Après voir tiré derrière lui le vieux
portail rouillé de la ferme, faisant chanter les gonds, il se retrouva seul sur
le long ruban blanc à peine maculé par ses traces. Il fut en quelques pas près
du chêne qui gardait consciencieusement et imperturbablement le chemin qui
portait son nom. Il lui donna quelques tapes amicales comme pour le
réconforter.
Un frisson parcourut soudain son dos.
Il tourna la tête et aperçut Béatrice qui, un peu plus bas, riait aux éclats.
Elle lui lança une autre boule de neige, mais rata cette fois-ci la cible.
Hervé n'eut pas le temps de riposter
qu'elle se trouvait dans ses bras.
A la manière d'un enfant émerveillé et
apeuré à la fois devant un objet éblouissant, il caressa timidement ses joues
rosies par le froid et ses cheveux bruns constellés de paillettes de neige. Il
déposa sur ses lèvres pourprées un tendre baiser, un peu maladroit. Puis, il
approcha sa bouche de son oreille, feuille d'acanthe qui aurait fait aisément
le délice d'un quelconque cyclope végétarien, lui murmura quelques mots,
empêchant ainsi le vent de les emporter au loin. Elle lui répondit par un
sourire éclatant. De sa main, Hervé écarta délicatement les volutes de cheveux
qui cachaient ses joues picotées de taches de rousseur pour cueillir au passage
une minuscule larme au goût de miel.
-
Tes yeux sont deux turquoises dont ton visage est l'écrin...
Il l'embrassa de nouveau sur les
paupières et dans le cou.
Il l'entraîna alors dans une course
folle.
Leurs pas ne violèrent pas longtemps la
blanche virginité du sentier. Il trébucha, entraînant Béatrice dans sa chute.
Ils se trouvèrent étendus côte à côte, le nez dans la neige, riant aux éclats.
Il l'enlaça alors si fort qu'ils ne formèrent plus qu'un seul corps, qu'un seul
être. Ils firent quelques tonneaux jusqu'à un buisson qu'ils déshabillèrent de
son manteau d'hiver.
Une cruelle horloge scolaire
interrompit leur idylle.
-
Sept heures, je vais être en retard à la fac ! s'exclama-t-il.
Béatrice acceptait sans bien comprendre
la vie minutée et trépidante que menait Hervé. Elle avait quitté le lycée jeune
puis n'avait connu que le petit café. Celui-ci vivait en étroite symbiose avec
le soleil et les saisons. Inutile d'ouvrir le bar à cette époque de l'année et
par cette température à sept heures précises, comme en plein été, il n'y aurait
personne...
Déjà Hervé était revenu près du chêne
chercher sa berthe maintenant froide et à demi renversée. Après quelques mots
d'adieu, il se dirigea rapidement vers le chalet familial paralysé par le
froid.
Béatrice restait figée et muette. Elle
parvenait difficilement à voir à travers ses larmes et la brume matinale la
chère silhouette qui s'éloignait. Elle s'essuya les yeux puis s'en retourna en
direction de la ferme.
Elle fut bientôt devant la vieille
maison ; elle pénétra alors dans la cour gelée refermant derrière elle le
portail rouillé qui emplit le triste ciel d'une plainte stridente.
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